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Le mur obtus. « Espace public urbain » et nécessité de « différencier à l’intérieur de la chose » (Théodore Adorno).


e présent propos est une réflexion portant sur la relation entre valeur de l’espace public urbain et citoyenneté/identité. Il prend appui sur une réalisation à laquelle a participé l’auteur en Italie.
En plus de la prolifération de la publicité, s’amorce un processus d’installation massive et polymorphe de murs-écrans numériques dans l’espace public urbain. Si nous ajoutons à cela la prolifération d’autres « murs », alignements de palmiers en pots le long des rues et sur les places, de barrières et plots de sécurité, du « mur » de la chose enfermée sur elle-même dans son design, nous pouvons nous interroger sur l’évolution de la nature de l’espace public urbain.
Publicité sophistiquée, information pléthorique, sécurité jusqu’à l’absurde, esthétique sans éthique, telles semblent être les priorités matérialisant l’« accompagnement » dans l’espace public des êtres humains nommés « usagers consommateurs », c’est-à-dire leur prise en charge accélérée.
La marchandisation de l’espace, notamment par le biais de la publicité, crée un « malaise sensoriel ». Le philosophe François Dagognet a dénoncé la « talentueuse supercherie d’un art mis au service d’un piège: favoriser la supercherie, l’achat, la consommation » et l’on pourrait ajouter: sous toutes les formes agressives possibles.
Il est loisible d’observer les tendances à l’obscurcissement de l’échange entre l’homme avec son environnement et cela en relation avec le développement accéléré du libre échange des marchandises et des images.

L’attention est portée sur le thème jugé ici fondamental de la création d’un espace public urbain de valeur ouvrant au libre échange imprévisible et vital de l’être humain avec le monde réel des autres et des objets, condition du déploiement de son identité. Nous nous limitons à interroger une paroi, un mur dans l’espace public.

Nous prenons appui sur une expérience simple réalisée en Italie. Notre approche mettra en avant le rôle fondamental que peut jouer l’artiste dans la création/recréation de l’espace public urbain.
Notre propos articule art et politique, intimement et nécessairement proches ici, en s’appuyant sur des références émanant de « disciplines » diverses, philosophie, sémiologie.

Ouvrir l’espace public relève du combat car ce qui touche à l’organisation de la vie collective, à l’image des luttes dans l’agora grecque, émane de la « conscience qui se rebelle », du combat politique au plein sens du terme, condition de la démocratie.
D’autre part la vocation de l’art est l’ouverture, l’artiste appartenant à « la cohorte des penseurs qui participent à la victoire (sensorielle) de l’apaisement » comme l’exprime François Dagognet. Nous verrons ici pourquoi il est question d’apaisement et en quoi l’apaisement a à voir avec l’ouverture.

La réalisation est une palissade peinte par des habitants dans la commune de Savona en Italie, à l’initiative et sous la direction d’une artiste peintre, Imelda Bassanello. Cette artiste, spécialiste de la peinture sur bois, est renommée pour ses nombreux travaux présents dans l’espace public: portes peintes dans des villes et villages d’Italie (Gènes et autres lieux de la Ligurie, Turin, Milan) et également en France, enseignes de magasins, crèches, processions de silhouettes.
Le mur obtus A l’origine, la palissade entourait un chantier en panne depuis et pour des années; l’artiste avait alors mobilisé la population du quartier pour la décorer de motifs de la vie quotidienne issus de son imagination. Quelques années plus tard, lors de la réouverture du chantier, s’est posée la question du devenir de la palissade. Sur proposition de l’artiste avec l’appui des habitants, l’autorisation a été obtenue de revêtir avec la palissade un mur de soutènement en béton banché fermant un petit rond-point. Ce passage d’un site à un autre d’une création commune de l’artiste et des habitants peut être considéré comme une promotion de la palissade et des gens eux-mêmes, une promotion du rond-point, un signe identitaire du quartier.
Le mur obtus Selon la formulation de Roland Barthes, ce mur de béton avait une signification agressive, son sens « obvie ». Il avait aussi un sens obtus, « à la fois têtu et fuyant, lisse et échappé » , ici un sens « poétique » niché dans la « capacité symbolique » de la forme obtuse et de la matière qu’a révélé l’artiste en le revêtant partiellement de la palissade, en l’ouvrant, en l’offrant au regard infini des enfants de l’école voisine, de toute la population, locale et de passage. Précisons que nous nous trouvons à proximité d’un sanctuaire religieux. Ajoutons que l’angle obtus du mur est visible à distance et se transforme en puissant repère.

Le mur obtus Sans entrer dans une étude esthétique de cette réalisation, ce n’est pas le but de notre propos, nous prenons pourtant d’emblée le risque d’affirmer que l’oeuvre est belle car « le beau est justement ce qui rend heureux » selon l’expression du philosophe Ludwig Wittgenstein. Il y a ici pleinement une échelle humaine, une histoire humaine peinte sur des planches en bois rythmant la vie quotidienne le long d’une rue, intégrant les panneaux de signalisation, simple, vraie, le simple étant le « sceau de la vérité ». Ici éthique et esthétique se confondent absolument. La palissade se déroule, épousant le mur qui épouse la colline, vêtement sur la peau, sur le corps, et donne à un simple rond-point un caractère vivant, hospitalier. Il est possible de parler ici d’un thème aux couleurs bariolées dont le caractère non aliéné tend à apaiser l’espace au contraire de la publicité et à favoriser ainsi la contemplation, la conscience libre, sans entrave. Nous reviendrons ci-dessous sur le thème de la paix.
Le mur obtus Le mur palissade est devenu un geste, sans pouvoir, qui se contente de « montrer ».
Qu’a recherché ici l’artiste si ce n’est l’apaisement par le « Neutre », selon l’expression de Roland Barthes? Ce Neutre compris comme « diminution de la surface de contact du sujet avec l’arrogance du monde et non pas avec le monde, l’affect, l’amour ». Le Neutre est cette paix qui autorise l’ouverture au monde, l’ouverture aux autres qui se reconnaissent dans le même sentiment, facteur identitaire. Il s’agit selon nous vraiment d’une oeuvre dans l’espace public, créant de l’espace public.
En nous référant à Kenneth Frampton, il y a lieu de distinguer entre l’oeuvre et le travail. L’oeuvre serait cette part d’éléments dessinés et de monuments qui structurent la ville, le travail correspondant à la production anonyme qui occupe les interstices. L’exemple soumis ne serait-il pas un hybride montrant que l’on ne peut se résoudre à des catégorisations sommaires.
Cette action créative, inventive, oeuvre à caractère anonyme, portant sur un espace urbain « agressif » et ouvrant à sa neutralisation, neutralisation du langage symbolique de l’espace, a permis également l’ouverture à une expression politique minimale mais réelle, permettant un accroissement d’identité pour le groupe et l’individu : agir dans l‘intérêt de la cité et se reconnaître dans la cité.
Sous l’impulsion de l’artiste, cet « animal indompté », selon Wittgenstein, la population a créé, s’est imposée, a obtenu l’autorisation et une aide infime des élus du quartier. Le résultat en est un don à l’ensemble de la population, locale et de passage, un don à l’espace, un don à la commune, un acte politique, oeuvre qui nous rend tous un peu plus sujets, un peu plus citoyens.

Mais comment ne pas insister alors sur le caractère fragile de cette oeuvre en raison même de son caractère anonyme? Fragile car exposée sans protection, non reconnue, non revendiquée explicitement par le Pouvoir, c’est-à-dire la commune, exposée au vieillissement prématuré, aux violences involontaires ou criminelles de la rue. Il est compréhensible que la force d’ouverture du Neutre, de la paix, soit susceptible d’attirer la violence de l’arrogance sous toutes ses formes. L’oeuvre exposée devient elle-même terrain de lutte politique pour sa défense, marque de résistance.
Soulignons donc ici cet apparent paradoxe: un combat artistique et politique a produit l’apaisement de l’espace public et a engagé dans le même temps un processus de lutte pour la préservation de cette paix, pour la mémoire, ouvrant à la possibilité d’une auto-fondation permanente de la communauté locale, affirmation de son identité.
Comment qualifier ce mode d’action à caractère spontané? Gilles Deleuze a écrit: « rien n’est beau, rien n’est amoureux, rien n’est politique sauf les tiges souterraines et les racines aériennes, l’adventice et le rhizome ». N’avons-nous pas là l’émergence de la tige d’un rhizome, d’un système étranger dans sa nature à la structure d’un pouvoir hiérarchique et pourtant essentiel pour la vie démocratique, pour la vie tout simplement? Cette émergence est celle du fantastique pouvoir créateur de ce que l’on appelle les gens dès lors qu’ils deviennent vraiment citoyens. Il a fallu ici un concours de circonstances extraordinaire pour que ce produise le phénomène: le caractère sans enjeu du site, la relative faiblesse d’un pouvoir local doté de peu moyens, la volonté d’une artiste et l’enthousiasme des habitants. De cette rencontre a été inventé un lieu, le lieu est. Cela montre, parmi tant d’autres actions de type comparable, que l’intervention sur l’espace public peut prendre des formes variées, infinies; de multiples formes colorées venant s’insérer entre le grand projet coûteux, monumental et le vandalisme sous toutes ses formes, notamment celui de la publicité ou de l’information.

Quel rôle pourrait jouer ici le Pouvoir, l’Institution ? Il ne saurait susciter de telles réalisations; il ne peut que les permettre. Mais comment? Moins de règlements ? Une réduction des pouvoirs ? Une véritable reconnaissance par l’Institution, une fois l’oeuvre réalisée envers et contre tout, est-elle concevable ? Quelles formes non aliénantes pourrait prendre cette reconnaissance, ouvrant à une extension du possible ?...


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Orientation bibliographique :

  • Barthes Roland, L’aventure sémiologique, Seuil, 1985
  • Barthes Roland, L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Seuil, 1982
  • Barthes Roland, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), Seuil, 2002
  • Berque Augustin, Les raisons du paysage, Hazan, 1995
  • Bertrand Pierre, Eloge de la fragilité, Liber, 2000
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  • Dagognet François, Les outils de la réflexion, Institut Synthélabo, 1999
  • Dagognet François, Changement de perspective, La Table Ronde, 2002
  • Fedier François, Regarder voir, Paris, Les Belles Lettres, 1995
  • Henry Michel, La barbarie, Paris, Grasset, 1987
  • Joseph Isaac, La ville sans qualités, Editions de l’Aube, 1998
  • Matossian Chakè, Espace public et représentations, Bruxelles, Editions La Part de l’Oeil, 1996
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  • Norberg-Schulz Christian, L’Art du lieu, Le Moniteur, 1997
  • Ricoeur Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 20OO
  • Sansot Pierre, Poétique de la ville, A. Colin, 1996
  • Toussaint Jean-Yves, Zimmermann Monique (sous la direction de), User, observer, programmer et fabriquer l’espace public, PPU Romandes 2001
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